Pendant que Poitiers part a priori pour prendre trois trains de retard, la contagion des bus gratuits se propage dans nombre de villes de province ces dernières semaines. Jusqu’en Normandie, dans la ville balnéaire de Dieppe. Dieppe, au bord de mer devenu quasiment inaccessible toutes saisons confondues, tant l’accès à la moindre petite place de parking constitue en soit un long et vaillant périple. Alors bien sûr, l’idée d’un bus gratuit, ça parle à quiconque commence à abandonner l’idée de prendre le volant pour passer plus de temps à faire le tour du parking qu’à se promener au bord de la Manche.

D’accord, le maire, Nicolas Langlois, est communiste, rien d’étonnant en somme à son choix de valoriser la gratuité des bus. Mais le Normand qui m’en informe subitement, au détour d’une conversation, est lui loin d’être communiste. C’est un représentant de la classe moyenne, avec un profil d’électeur comme une autre ville provinciale telle que Poitiers doit en regorger : le type deuxième gauche à la Rocard, donc de gauche avec modération, et même avec plus de modération que de gauche.

Le genre à ne pas blairer Sarkozy, mais à voter aux primaires de droite pour celui qui fut son premier ministre. À prendre ses distances définitives avec l’identité de gauche en votant Macron aux présidentielles. Même si sa hausse de la CSG, quand même, il aurait pu se la garder. C’est comme ces gilets jaunes embêtants qui sont bien gentils de manifester, mais quand même « au bout d’un moment il faut savoir s’arrêter » (le cercle des éditorialistes peut être fier, à force de ressasser la même leçon ça rentre comme par enchantement).

Mais n’empêche, pas de fatalité dans ce profil classique, dans cette classe moyenne pile entre deux mondes, dont la bascule vers la classe des plus modestes ou de la bourgeoisie bouleverse ou confirme un ordre établi. Il me parle soudain avec un enthousiasme non dissimulé de ce projet de bus gratuits dans la ville de Dieppe. Comme ces dames l’autre jour à Poitiers, de la même classe que lui d’ailleurs, même si elles travaillent encore et que lui est retraité. Le sujet vient d’un coup, comme un éclair, présenté comme une avancée sociale (et pratique) évidente. De même que l’inaccessible Dieppe, ces mêmes dames témoignaient de la rareté de leur déplacement au centre-ville de Poitiers. Si une ville se targue d’éviter les voitures dans son cœur, le bon sens semble par conséquent appeler à la formation de ces bus gratuits.

Cette même source normande proche qui se prononçait avec véhémence pour la fin du mouvement des gilets jaunes, témoigne aussi malgré tout de sa compréhension face à la colère contre la hausse initiale du gazole. Lui-même habitant d’une petite commune, qui doit chaque année aller un peu plus loin pour trouver un médecin, qui suit avec anxiété le sort de la maternité des Aubépines à Dieppe, partage avec les gilets jaunes ce qui est finalement l’essentiel : tous les services publics qui ferment autour de lui, l’obligation du volant pour toujours plus de distance, les grandes villes Dieppe et Rouen de plus en plus éloignées…et il en reparle quelques heures plus tard de cette souffrance de l’isolement des campagnes, de la frustration de voir peu à peu s’effondrer les services publics des alentours. Une brèche sur le social semble s’ouvrir. Alors, on s’y enfonce.

La classe moyenne ne doit pas être abandonnée aux mains de la droite comme si elle lui appartenait tout naturellement. Il lui suffit de retrouver ses alliances communes avec la classe des plus modestes, qui est aussi un peu sa famille. Le Monde diplomatique, qui écrivait en 2002 l’attirance inébranlable des classes moyennes pour la bourgeoisie à laquelle elle aspire (« Celle-ci fascine littéralement les classes moyennes, qui rêvent d’accéder à l’art de vivre grand-bourgeois, tel qu’elles le fantasment. »), relève aussi dix ans plus tard la possibilité concrète d’une bascule de cette même classe vers les plus modestes, à l’heure où l’élite se plonge de plus en plus dans l’entre-soi :

« Paradoxalement, le durcissement des inégalités, la panne de la mobilité sociale, le caractère de plus en plus minoritaire de l’élite qui contrôle les Etats sans pour autant se soucier du destin des peuples peuvent favoriser une unité d’intérêts que l’histoire a souvent compromise. »

Justement, sur la question des bus gratuits, la classe moyenne semble pour une fois prête à basculer,  par intérêt économique commun avec les plus modestes, et il serait vraiment regrettable que Poitiers loupe le coche. 

Alice Lebreton

Rédaction

One thought on “Dieppe-Poitiers et l’exemple des bus gratuits : quand le soutien de la classe moyenne change la donne

  1. Merci beaucoup d’ouvrir avec autant de conviction et d’arguments convaincants le débat sur le bien-fondé du choix de la gratuité des transports en commun. Il s’agit indéniablement d’un débat, porté par des valeurs sociales et environnementales, qui se doit d’être au centre de nos préoccupations et des débats qui animeront les futures élections municipales dans de nombreuses agglomérations françaises.
    Il serait effectivement plus que regrettable qu’une agglomération comme Poitiers ne s’engage pas de manière sérieuse dans cette réflexion. Web86.info a déjà pu se faire l’écho de différentes voix qui s’élèvent pour conduire à une évaluation collective et ouverte de cette question et nous ne pouvons qu’être confiants.
    Si la gratuité des transports en commun fait l’objet d’autant de débats et plus encore de critiques, c’est aussi le fait du nombre malgré tout réduit d’études scientifiques consacrées à cette question ; ou plus justement, du nombre trop faible des études conduites en dehors du champ de l’économie des transports. Comme l’indiquent les chercheurs Henri Briche & Maxime Huré dans leur publication consacrée à l’agglomération de Dunkerque, qui a fait le choix de la gratuité en 2018 (cf. https://www.metropolitiques.eu/Dunkerque-nouveau-laboratoire-de.html), il est temps que « la gratuité des transports devienne enfin un objet reconnu pour la recherche urbaine. » Dans le cas de Dunkerque, ces chercheurs soulignent que « les premières conclusions des enquêtes en cours mettent en évidence deux effets principaux chez les habitants : un développement de la mobilité des personnes âgées et des jeunes générations ainsi qu’un sentiment accru de liberté, fruit d’une plus grande autonomie dans les déplacements ».
    Ces résultats soutiennent donc des valeurs qui répondent à un projet de société attentif à la mobilité de tous. Toutefois, ils ne doivent pas nous éloigner des propos de spécialistes d’économies des transports qui, à l’instar d’Yves Crozet (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01793447/document), nous rappellent que pour que la gratuité aboutisse à un réel changement dans les choix de mobilités des automobilistes, il faut que cette politique s’accompagne aussi d’un ensemble de contraintes sur la voiture particulière.
    À ces débats vient s’ajouter celui relatif à la fréquence des dessertes. Comme l’avait souligné un sondage (2015) réalisé à l’occasion du Forum Transports & Territoires à Lyon
    (https://www.lagazettedescommunes.com/372443/transports-en-commun-cout-et-frequence-en-tete-des-preoccupations-des-francais/), les Français seraient prêts à privilégier «les transports en commun à leur voiture pour leurs déplacements quotidiens s’ils leurs assuraient ‘de pouvoir se déplacer quand ils le souhaitent’ ».
    Enfin, si le débat sur la gratuité des transports en commun à Poitiers doit se donner le temps de la réflexion, il n’en demeure pas moins vrai que certaines pratiques, peu coûteuses et simples à mettre en place, pourraient favoriser l’utilisation des transports en commun. On pourra citer en exemple le réseau des transports de la métropole bordelaise qui expérimente l’arrêt à la demande à partir de 22h sur certaines de ses lignes. Les résultats de l’expérimentation ne sont pas encore connus mais il est permis de penser que la possibilité d’une descente inter-arrêts contribue à encourager les déplacements nocturnes en transports en commun ainsi qu’à renforcer l’égalité entre femmes et hommes en matière de déplacement dans la ville.

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