Peut-être parce qu’elle souffre du même mal, la presse locale reproduit fidèlement les fils éditoriaux des médias nationaux. Soudain, plus de gilets jaunes dans les pages de La Nouvelle République, ou de façon très minime. « Gilets jaunes, quels gilets jaunes ? » semblent hausser des épaules en chœur les médias nationaux et locaux. Il ne s’agit pas-là de purs soupçons, mais des « principales conclusions du troisième rapport du Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS) de Toulouse, qui suit de près le mouvement depuis son lancement, mi-novembre 2018. » Devenus des mentions plus que des sujets à part entière, les gilets jaunes se retrouvent engloutis dans le Grand Débat (« on y va ? » ; « on n’y va pas ? ») : « Tout se passe comme si, une fois passée la surprise du surgissement de ce mouvement social inédit, tout était rentré dans l’ordre, avec un gouvernement reprenant la main sur l’agenda médiatique. », analyse Arrêt sur Images

Le fil Twitter « nr86 » de samedi dernier ne daignait même pas consacrer deux mots aux actions des gilets jaunes à Poitiers. Les médias nationaux guettaient ce même week-end les caresses du président (du bout des doigts, pas trop méthode Chirac) sur les vaches. On pouvait même entendre dès le dimanche midi BFMtv féliciter le même président et parler de « réussite » pour  l’immense exploit de ne pas avoir prononcé de « petites phrases » lors de son passage au Salon de l’Algriculture. Un exploit digne des 12 travaux d’Hercule, au moins.

Pourtant, certes loin du salon d’agriculture, ils existaient, encore et toujours, sur les péages, nos gilets jaunes. (Facebook live à l’appui pour le prouver, à 15h32) Qu’y a-t-il donc de moins glamour entre des gilets jaunes devant un péage samedi 17 novembre de ceux, même heure même endroit du samedi 23 février ? À noter, tout de même, cet article sur les actions écologiques des gilets jaunes daté du 25 février dernier.

Pourtant, alors que les médias semblent enfouir dans le sable le souvenir des gilets jaunes, ces derniers réapparaissent de plus belle sur grand écran : le soir du 20 mars à Poitiers au cinéma du Dietrich, par exemple. Deux mondes encore s’affrontent : d’un côté, la presse fait disparaître les précaires qui auront enfilé et/ou soutenu les gilets jaunes. De l’autre, le monde des arts reconnait et légitime les gilets jaunes : leur histoire narrée au cinéma, dans un bouquin, après un road trip des rond-points. Les gilets jaunes sont de mauvais esprits tenaces pour ceux qui ne savent comment s’en dépêtrer, faites-les disparaître et ils resurgiront comme la malédiction d’une caste. 

Éric Vuillard le prédit dans sa Guerre des pauvres :

« Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs. » 

Ne parlez donc plus des gilets jaunes dans les journaux, diluez leur souvenir, comme s’ils n’avaient plus d’existence physique, plus d’actions sociales le samedi, mais ne soyez pas surpris en ouvrant certains livres, ou en allant au cinéma. À Poitiers, mercredi 20 à 18h15 et 21h15, les gilets jaunes et leurs revendications sociales ne seront plus seulement actualité, mais récit et objet d’art. 

« C’est le meilleur de l’art, non ? De venir s’installer, comme ça, au milieu des hommes, de tirer une figure inconnue du néant ? Et que tous s’y reconnaissent, que tous éprouvent sa beauté et en ressentant une fierté ? » 

(François Ruffin, Ce pays que tu ne connais pas, éd. Les Arènes.)

Alice Lebreton

Rédaction

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