Ce samedi 16 février est doublement marqué par la voix des précaires : les rassemblements des gilets jaunes dans la Vienne d’une part, la parole des travailleurs à l’honneur par le biais du festival Filmer le Travail d’autre part. Toute la journée, la médiathèque de Poitiers en a été le lieu privilégié. 

À 12h, si les lecteurs et passants franchissaient le seuil de la médiathèque, ou bien déjà tout à leur bouquin, ou leur écran d’ordi, il leur aura été possible d’entendre résonner le bruit du micro qui venait du hall. Au début, on est partagé par la curiosité, mais on retourne à ses affaires. Et puis on entend les mots « témoignage », « travailleurs », « cheminot », alors on décide d’aller jeter un œil, comme ça. 

Devant l’estrade, Jacques Viers et Martine Silberstein ,de la Coopérative Dire le travail, lisent au public côté à côte des morceaux de témoignages de travailleurs de tout horizon. Des bribes de leurs voix à travers la leur. On y entend des vérités insoupçonnées, même quand on se sent spontanément solidaires de leur condition, comme dans la parole retranscrite d’un cheminot de Lyon. Jacques Viers insiste sur « l’amour du travail, de tous ceux qu’on rencontre, voire de la passion. Pour les cheminots, c’est carrément de la passion. » 

En l’occurrence, ce cheminot de Lyon se montrait particulièrement attaché à sa gare en tant que monument historique :

« Peu à peu, j’ai compris que cette personne se considérait comme le gardien du patrimoine de la gare de Lyon. »

Ce qui n’empêche pas, précise Jacques Viers, que ces témoins décrivent aussi les conditions de travail difficiles. C’est peut-être un détail en passant, peut-être pas, cet amour pour le travail de ce cheminot conditionné aussi par sa sensibilité à l’Histoire du lieu. Ce lieu de boulot qui est aussi lieu de culture, lieu qui ne lui fait pas penser l’un sans l’autre.

Martine Silberstein et Jacques Viers développent aussi leur méthode de travail, celle qui aboutit à la parution de leurs ouvrages de recueil de témoignages de travailleurs sur de multiples univers et exemples de reconversions professionnelles. Au préalable, un enregistreur, avec des questions récurrentes (« Quelle est la première chose que vous faites en arrivant au travail ? » « Comment vous habillez-vous ? »). Il s’ensuit une minutieuse retranscription, même si l’agencement du témoignage n’est pas forcément organisé selon l’ordre du départ. L’important reste de faire entendre la voix, avec son vocabulaire : « des expressions du métier, même si on ne les comprend pas, on les laisse dans le texte. »

Une autre exigence demeure celle de la lecture, et de l’accord par conséquent des travailleurs, qui signent également le texte en tant qu’auteurs, de leur vrai nom ou sous pseudonyme : « c’est quand même nous qui écrivons, mais c’est quand même eux qui parlent », commente Martine Silberstein. 

Un lien possible entre le pouvoir du langage et la lutte sociale ? « En mettant des mots sur leur travail, ça leur fait prendre conscience de certaines revendications », affirme Jacques Viers. À méditer.

Autre parole de travailleurs retranscrite, sous la forme d’une fiction cette fois : la rencontre avec l’écrivain Arno Bertina, revenu à Poitiers pour croiser son roman Des châteaux qui brûlent au film de Jean-Luc Godard diffusé en amont, Tout va bien. (mai 1972) Deux fictions sur une usine qui fait grève et séquestre son « dirlo » chez Godard, le « secrétaire d’État » chez Bertina : « trouver des formes nouvelles pour un contenu nouveau », lâche Yves Montand de la bouche de son personnage. Des mots qui pourraient avoir sens en 2019, dans les entreprises et dans la rue. 

Quel gilet jaune ne mettrait pas sur sa réalité sociale l’interrogation littéraire d’Arno Bertina : « mettre en crise la parole principale » afin que d’ « autres voix puissent se faire entendre »

Ce que met en scène son roman, exprimé non du point de vue d’un narrateur et figure d’autorité, mais par les différents salariés, le secrétaire d’État séquestré, sa conseillère ex-syndicaliste (perçue par les salariés comme la figure du traître, malgré elle). Bref, un roman à voix multiples. La recherche des « égalités des intelligences ».

Comme dans les entretiens filmés de plusieurs heures avec les salariés de GM&S. Le lien entre les salariés de la Souterraine et Poitiers s’est fait maintes et maintes fois en 2017 pour se rendre au tribunal de Poitiers depuis la Creuse. La « redoutable intelligence » qu’évoque Arno Bertina à leur sujet, il suffit de l’entendre directement au micro de Daniel Mermet dans cette émission pendant la fête de l’Huma en 2017. Des visages et des voix qui gagnent à être connus. Leur colère, leur lutte, on en pense ce qu’on en veut, mais elle était (elle est toujours) belle.  

« Macron nous a dit “J’suis pas le père Noël”. Il nous l’aurait dit en séance, on lui retournait la table sur la gueule, ça c’est clair. Il a dit aux salariés qu’il était pas le père Noël, mais par contre il est train d’essayer de se transformer en Père Fouettard.»

On peut avoir en tête cette voix (bouleversante) du salarié entendue dans l’émission de Là-bas-si j’y suis, lorsqu’Arno Bertina, lui-même riche de ses entretiens avec les GM&S, commente :

« Comment voulez-vous que ces hommes et ces femmes me parlent normalement quand, du sommet de l’État, pleuvent des insultes ? » 

Le contraste apparaît d’autant plus dans les quelques bribes de témoignage des GM&S qu’il nous offre au passage : deux d’entre eux qui arrivent à l’usine, suite à une reconversion après dix ans d’apprentissage en pâtisserie. Un certain temps à travailler la semaine à l’usine, le dimanche à la pâtisserie. Le profil type de la catégorie des « feignants » selon Macron, ce qui n’échappe pas à l’écrivain : « Y avait des types qui à l’âge de 30 ans faisaient déjà de l’hypertension »…

C’est vrai, Arno Bertina est un auteur, qui fait avant tout de la littérature. Mais il est aussi l’une des figures qui franchit les multiples passerelles entre la littérature et la politique. Cette passerelle a un nom, ça s’appelle : le pouvoir du langage. Sujet de l’émission d’Arrêt sur images de la semaine, autour de la ligue du LOL et du traitement médiatique des gilets jaunes. 

Et que dire de son personnage secrétaire d’État, séquestré dans l’abattoir menacé de liquidation judiciaire ? Un certain Pascal Montville :

« c’est un homme profondément de gauche…c’est pour ça que c’est une fiction, ce roman. » 

À bon entendeur…

Alice Lebreton 

Rédaction

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