Lettre ouverte des étudiant·es et personnels de l’Université de Poitiers mobilisé·es contre la réforme des retraites et les dérives autoritaires du gouvernement, après la parution des articles « Extrême gauche contre extrême droite : affrontements entre étudiants à Poitiers », et « Une manifestation à fronts renversés », dans La Nouvelle République /Centre Presse en date des 03 et 04 avril 2023.
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Mesdames, Messieurs les journalistes de La Nouvelle République – Centre Presse,
Nous vous adressons cette lettre ouverte suite à la parution les 3 et 4 avril dernier de deux articles relatant le blocus des bâtiments de l’UFR Sciences Humaines et Arts par l’Action Française. Dans ces deux mêmes articles, nous retrouvons d’une part des inexactitudes et contre-vérités, et d’autre part une confusion dans l’analyse politique des acteurs en présence et des valeurs qui guident leurs actions.
Rappelons d’abord les faits.
Dans le cadre de la mobilisation massive contre la réforme des retraites qui a lieu partout en France depuis maintenant trois mois, un nombre important d’étudiant·es de Poitiers, dont certain·es font partie d’organisations de jeunesse et d’autres non, organise ou participe à différentes actions visant à expliquer les raisons de leur rejet de cette réforme et à manifester leur opposition. Dans ce cadre, ils et elles avaient planifié le blocage des entrées des bâtiments de l’UFR SHA (Hôtel Fumé) le lundi 3 avril matin. Lorsqu’une dizaine d’entre eux est arrivée sur place le dit-matin, ils et elles ont eu la surprise de voir déjà présents sur les lieux des individus affirmant défendre les mêmes causes qu’eux et elles, arborant des autocollants de syndicats de travailleur·ses sur leurs vêtements et proposant leur aide pour installer le blocage. Une fois les barricades mises en place, ces individus se sont progressivement dévoilés : ils ont tenu des propos ouvertement racistes, entonné des chants nationalistes, se sont réclamés de l’Action française et ont fait part de leur projet d’occuper les locaux plusieurs jours (ils avaient pour cela amené des aliments en conserves, des bières et des sacs de couchage). Ils sont également devenus plus agressifs et ont exhibé des barres de fer et des couteaux. Face à ces idées et cette manifestation de violence, les étudiant·es ont décidé de quitter le bâtiment afin d’éviter tout amalgame entre leurs idées et celles prônées par ces individus, non sans avoir auparavant lancé un appel à leurs camarades de mobilisation qui sont venu·es les soutenir aux abords de l’Université (place de la Liberté et Rue des Carmélites).
Cette situation s’est terminée par un moment de tension lorsqu’un militant de l’Action française a brandi une barre de fer et frappé en direction des étudiant·es qui cherchaient à retirer les barricades de l’entrée (cf. par exemple la vidéo sur votre site), et que des policiers sont intervenus pour l’en empêcher et pour contraindre l’ensemble de ces individus à quitter les lieux.
Ces faits n’ont néanmoins pas été relatés avec rigueur et objectivité dans vos articles.
En effet, contrairement à ce que l’article « Une manifestation à fronts renversés » indique, ces individus ne sont nullement des étudiants ; ils sont des militants qui se sont organisés pour venir de divers lieux de la Nouvelle Aquitaine afin d’infiltrer le projet d’action des étudiant·es et de le clamer sur tous les réseaux sociaux.
D’autre part, si vous aviez pris soin d’interroger les étudiant·es et personnels de l’Université présent·es à ce moment-là, vous auriez évité de parler à deux reprises de « plaisanterie » car vous auriez alors compris que cette action était loin d’en être une, que les militants nationalistes de l’Action française ont fait preuve de menaces et d’agressions envers plusieurs personnes présentes qui sont depuis, de manière tout à fait compréhensible, fragilisées.
Enfin, vos articles qualifient les étudiant·es mobilisé·es d’ « étudiants d’extrême-gauche », or ce terme est non seulement inapproprié parce qu’il invisibilise totalement la pluralité des sensibilités et orientations politiques progressistes qui compose le mouvement d’opposition à la réforme des retraites, mais il est également dangereux : il vous permet de renvoyer dos-à-dos des « extrêmes » (droite / gauche) qui se livreraient à des batailles stériles (voire amusantes à observer, d’où le ton employé pour relater les faits), pour mieux au final les assimiler dans un même ensemble d’idées et d’actions qui ne seraient ni raisonnables ni légitimes (1). Or nous considérons notre engagement comme sérieux et nécessaire, et surtout, nous ne sommes en rien identiques aux membres de l’Action française.
Vous ne pouvez pas écrire que nous sommes leurs « homologues » !
En effet – et nous regrettons avoir à le rappeler – nous n’avons rien en commun avec les membres de l’extrême-droite présents dans notre faculté lundi matin dernier. Notre mobilisation contre une réforme injuste s’inscrit dans un prolongement de luttes sociales historiques défendant une démocratie sociale, solidaire, de meilleures conditions d’études, de travail, de retraites, d’existence.
Notre engagement pour la justice sociale se situe aux antipodes de la vision fondamentalement inégalitaire qui fonde l’extrême-droite, de surcroît ouvertement antisémite, raciste, sexiste, LGBT-phobe. Cela est tout particulièrement le cas pour ce groupe de l’Action française se réclamant des régimes royalistes des XVIIème et XVIII ème siècles, dans lesquels il n’y avait ni démocratie ni système de solidarité sociale (cf. sur son site : « L’État royal puise sa légitimité dans l’histoire et les services qu’il a rendus au pays au cours des siècles. Il n’y a pas de légitimité en démocratie puisque le pouvoir est le fruit des compétitions électorales et que les partis l’exercent selon les caprices de l’opinion ».)
Nous ne comprenons pas comment vous avez pu vous laisser duper en reprenant les discours de ces individus affichant des revendications que vous écrivez comme étant « presque mot pour mot » identiques aux nôtres.
Nous ne comprenons pas pourquoi vous n’avez pas analysé sérieusement (et non, encore une fois, comme une « plaisanterie ») le fait qu’ils aient infiltré et détourné notre mobilisation pour en faire un coup d’éclat. En rien, leur blocus ne s’inscrit dans notre contexte de luttes sociales démocratiques et progressistes. En rien, leur action et leur pensée ne s’approchent des nôtres.
Celles et ceux qui ne voient pas, ou font semblant de ne pas voir les différences majeures qui nous opposent à ces individus, groupuscules ou partis d’extrême-droite, entretiennent une confusion qui enlève les moyens de lutter contre elle. C’est un jeu dangereux auquel se prêtent actuellement nombre de médias, mais aussi gouvernants et responsables politiques ou institutionnels.
C’est aussi une manière de taire la montée inquiétante de l’extrême-droite et ses manifestations de violences dans plusieurs villes françaises actuellement.
C’est enfin une insulte pour nous, jeunesses engagées, dans ou en dehors d’organisations, et luttant sans violence pour un monde social plus juste, mais aussi pour le climat, pour les droits des femmes, des personnes LGBT+, des étrangers travaillant en France, des bi-nationaux.
Car pour ces raisons mêmes, notre engagement est intrinsèquement une façon de lutter contre l’extrême-droite et il importe de rappeler que combattre celle-ci n’est pas une prise de position idéologique (une « opinion » à laquelle on pourrait en opposer d’autres inverses), c’est une démarche de préservation des institutions démocratiques, à laquelle tout le monde devrait vouloir s’associer.
Aussi, nous espérons que vos prochains articles sur la politique locale comme nationale prendront davantage le temps d’étudier la composition et les motifs profonds et nombreux des mobilisations actuelles, comme ils cesseront d’entretenir cette confusion entre deux « extrêmes » que tout oppose et de banaliser l’inquiétante diffusion des idées d’extrême-droite, et comme enfin ils seront vigilants à maintenir tenace le barrage républicain qui préserve et honore une presse libre.
Nous nous tenons à votre disposition pour échanger avec vous à propos de nos engagements et des mobilisations à l’Université.
Des étudiant·es et personnels de l’Université de Poitiers, actuellement mobilisé·es contre la réforme des retraites et réuni·es ce jeudi 6 avril 2023 en Assemblée Générale.
(1) Notons au passage que cette désignation d’« extrême-gauche » est utilisée par les membres de l’Action française eux-mêmes dans leur communiqué. Il est plus que regrettable que vous le repreniez à votre compte sans l’interroger.