Confins

Dans un monde où les hommes font des projets, s’épuisent à la tâche et passent leur vie à se massacrer, la civilisation occidentale continue, elle, à performer, accumuler, marchander, virtualiser la vie, leur vie, nos vies. Tel un bulldozer dans une décharge à ciel ouvert, elle transforme le vivant en déchets et crée des montagnes de détritus sur terre et en mer.

Dans ces Everest plastifiés, les jours passent inlassablement et le temps dévore la vie à en perdre haleine. Les humains et non-humains souffrent, suffoquent et sont mutilés par les coups et les secousses des catastrophes qui se font de plus en plus intenses, brutales, soudaines. La réalité du monde s’efface sous les bombes pendant que nos pensées filent devant les écrans.

Par l’accumulation des marchandises et en nous abreuvant d’un flux d’information en continu, l’accélération de la société marchande éteint la biodiversité, fait croître les effets du dérèglement climatique et rend nos sociétés malades d’une ivresse devenue overdose. On accélère notre soi-disante transition jusqu’à une dramatique vitesse où le surgissement du mur rythme nos esprits.

Nous cherchons donc à comprendre ce qui se passe et pourquoi cela arrive, à faire notre devoir pour retrouver calme et bonne humeur. Or quand un système économique, fondé sur la rentabilité du capital, tue nos aspirations et nos modes de vies pour lui permettent de perdurer ; comment naviguer dans ce surcroît d’agitation ?

Que faire ? Que défaire ?

En faisant de son mieux, avec humilité, complexité, nuance, empathie, honnêteté, lucidité. Mais ralentir ne suffira pas. Il nous faut rompre avec les normes établies et changer drastiquement de trajectoire. Délirer pour s’écarter du sillon, entraver le désastre en cours et actionner les freins d’urgence, cela sera notre révolution : plutôt couler en beauté que flotter sans grâce !

Raisonner, abandonner le mirage des technologies et de la mal adaptation, accélérer la sobriété énergétique et matérielle, augmenter les liens et la justice sociale. Actionner un changement de perspectives qui puissent mettre chacune et chacun en mouvement et le demeurer. Démanteler les technologies zombies et faire sans attendre advenir le déjà là, comme si nous étions déjà libres.

Préférer la sobriété à la pénurie, l’autonomie et la subsistance au règne de l’argent et à la publicité. Définir notre autonomie politique et matérielle pour auto-instituer l’entraide. Dessiner les contours de solidarité face à cette accélération hégémonique qui nous transforme tous en hamsters tournant dans leur roue toujours plus vite pour finalement faire du surplace.

Résonner, entrer en contact avec le monde qui nous entoure, partager notre existence avec l’ensemble des terriens, humains comme non-humains. Sortir de notre aliénation sociale, de notre vie spectrale. Contre la normativité algorithmique qui ne cesse de triompher, célébrons notre pleine présence au monde et à la richesse du sensible.

Nous vivons de la vie donnée non programmée.

Faire taire le silence. S’entendre respirer, n’être plus obligé de rien. Célébrer l’usage de nos propres lumières et de nos capacités agissantes. Défendre le droit de décider librement du cours de nos destins individuels et collectifs. Clamer la pleine expression de notre puissance de vie, car nul lieu n’est meilleur
que le monde.

Faire jaillir de ces sombres flaques qu’on regarde sous nos pieds, les feux de nos révoltes pour raviver les braises du vivant. Capter l’écho de ce qui nous entoure avant qu’il ne se perde au loin et écouter un tout petit bout de ce qui fait battre le monde.

Apprivoiser ce qui se tient là. Explorer tout ce qui n’est pas encore advenu, ce qu’on espère, ce qu’on tâtonne. Se donner le temps de prendre un chemin, d’expérimenter. Travailler et faire ce que l’on peut à rendre la vie meilleure en étant moins amer.

Arrêter d’anéantir celles et ceux qui ont une imagination différente, une imagination qui se situe au-delà de la civilisation, une imagination qui a une compréhension différente de ce qui constitue le bonheur et l’épanouissement. Car même quand le monde semble ruiné, il reste de la beauté à préserver.

Alors nous irons trouver la beauté ailleurs.

Cultivons nos imaginaires pour disposer d’un lieu qui n’appartient et ne dépend que de nous, un espace à soi, aux confins de la réalité, dans lequel on peut s’échapper à sa guise. Défendons le droit aux rêves face à l’accélération du monde qui modifie à un rythme monstrueux nos représentations du monde. Trouvons des lieux où se lier et se relier.

Soyons écolucides, ayons confiance en notre entraide, notre solidarité, notre humanité. Ouvrons nos vies à la coopération et à l’autonomie matérielle et politique. Libérons-nous de nos infrastructures et de nous-mêmes. Il faut parfois faire un détour par le passé communautaire pour faire advenir nos utopies et vivre dignement dans le présent.

Habitons le trouble, faisons preuve de robustesse en ravivant le florissement de la vie dans un monde en train de disparaître, sans savoir ce qui va émerger. Par le sentiment incandescent d’être vivant, nous cesserons de détruire la vie et peut-être réussirons nous également à protéger notre propre espèce contre nos entreprises d’extermination.

Dans cette gymnastique des confins, ce va et vient entre le défaire des communs négatifs et le faire commun, passons de la performance au performatif. Écoutons ce qui nous entoure pour transformer nos sociétés et rester dignement humains. Car aux frontières de notre monde, la chute est fondatrice et la décréation crée le monde.

« On lit dans tout ce qu’on croit avoir perdu
Les étincelles du jour d’après. »
Anne Roy, Faire taire le silence, 2023

Rédaction

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