Comme à chaque fois, la nouvelle année amène son lot de déclarations publiques qui pour nombre d’entre elles riment avec une certaine forme d’autosatisfaction. Si celle-ci peut être légitime, il n’en demeure pas moins vrai que dans un contexte social où une large part de la population témoigne, depuis des semaines, de la rudesse croissante de son quotidien et de son inquiétude pour l’avenir, il est nécessaire d’amener la réflexion au-delà de ces satisfecit du Nouvel an.
La mise en place de la région Nouvelle Aquitaine et la question de l’équilibre territorial illustrent parfaitement notre propos. Il y a quelques jours, la presse locale titrait : « Poitiers capitale régionale : est-ce plus qu’un souvenir ? » (cf. https://www.lanouvellerepublique.fr/poitiers/poitiers-capitale-regionale-est-ce-plus-qu-un-souvenir). Dans le même temps, la SNCF annonçait un « formidable succès » de la LGV avec une hausse de 10% de la fréquentation entre Poitiers et Bordeaux , et l’édition Poitiers Mag nous livrait l’interview du maire de la ville, Alain Claeys, dans laquelle l’attractivité de Poitiers était définie par ces mots : « Avec la LGV, nous sommes désormais à 1h15 de Paris et une heure de Bordeaux… autant dire au carrefour d’un axe stratégique. »
Il est indéniable que Grand Poitiers est situé au cœur d’un axe structurant en Europe et que nous bénéficions tous des améliorations des structures de transports qui y prennent place et au premier chef de la LGV. Ce faisceau de déclarations nous invite toutefois à donner un peu plus d’épaisseur à l’analyse.
Les infrastructures de transport n’ont pas de pouvoir magique
Pour développer le propos, prenons appui sur l’une des préoccupations mises en avant par le géographe Dominique Royoux dans l’article « Poitiers Capitale régionale… » à savoir : le constat qu’« au fil des ans, des gens compétents, bien formés notamment par l’université de Poitiers, partent pour Bordeaux. », et mettons ce point en regard du fait que Poitiers est à « une heure de Bordeaux ». Posée en d’autres termes, cette problématique nous inscrit dans le champ des débats sur le processus de métropolisation que connaît la France en lien avec les effets structurants des infrastructures de transport. Cette question fait l’objet d’une controverse au sein des communautés d’aménageurs, d’économistes et de géographes et donne lieu à de nombreuses publications scientifiques. Soulignons pour exemple, la dernière livraison de la revue NOROIS intitulée : « Observer l’impact des lignes à grande vitesse : acteurs et territoires du grand Ouest français » et incluant notamment un article fort intéressant de Jean-Pierre Wolff sur les effets de la LGV Océane pour Bordeaux. On pourra y lire que « les effets de la LGV sur Bordeaux ne doivent pas être surestimés, ils s’inscrivent dans une politique globale de développement menée aux échelles de l’agglomération et de la commune-centre depuis une vingtaine d’années. »
En creux, à l’échelle de Poitiers, la lecture des conclusions de cet article nous livre un premier enseignement : les infrastructures de transport n’ont pas de pouvoir magique. Il ne suffit pas d’être à une heure d’une métropole ou d’une capitale pour bénéficier des retombées d’une ligne à grande vitesse (LGV) ou d’un positionnement sur une axe stratégique. Les bénéfices n’existent que si cet aménagement s’inscrit dans une politique globale de développement qui le précède ou l’accompagne.
En second lieu, il ressort de cette étude que les conséquences du processus de métropolisation peuvent prendre la forme d’une déconnexion croissante entre la métropole et ses territoires périphériques, synonyme ici d’un possible affaiblissement de la cohésion régionale au sein de la nouvelle grande région.
La LGV accompagne, voire renforce, le processus de métropolisation
Comme le souligne Jean-Pierre Wolff, la LGV accompagne, voire renforce, le processus de métropolisation que connaît Bordeaux depuis de nombreuses années. La concurrence qu’elle exerce sur le trafic aérien vers Paris tend à accentuer le décrochage avec l’environnement régional, car, « paradoxalement, l’arrivée de la LGV ouvrira encore plus Bordeaux sur l’Europe et le monde, grâce au développement des compagnies low-cost et au redéploiement de l’offre aérienne. » Si aucun élément ne nous permet aujourd’hui de confirmer une telle hypothèse, il n’en demeure pas moins vrai que ces recompositions de l’économie des transports sur Bordeaux ne sont pas sans impact pour une agglomération comme Poitiers. En effet, quel sens pouvons-nous donner aux débats poitevins sur la pérennité d’une desserte aérienne à Poitiers-Biard quand dans le même temps, on se félicite d’être à « une heure » de Bordeaux, une métropole possédant un aéroport qui connaît une croissance sans précédent : près de 7 millions de passagers en 2018 dont plus de la moitié à l’international.
Pour les habitants de l’ex-région Poitou-Charentes, il ne s’agit pas de faire de Bordeaux « la grande métropole » qui concentrerait tous les bénéfices des différents volets de la réforme territoriale et de la LGV, ni pour autant de surestimer son pouvoir d’attraction sur des qualifiés (et pas uniquement) qui seraient tentés de s’y installer. Comme le suggère le géographe Dominique Royoux, de Bordeaux à Poitiers, l’ensemble des acteurs doivent s’interroger et se mobiliser pour forger les idées qui permettront de repousser de telles craintes, de tracer les lignes d’une politique partagée visant au renforcement de la cohésion régionale au sein de la Nouvelle Aquitaine.
Plus largement, ces éléments nous renvoient vers les stimulantes analyses proposées par Olivier Bouba-Olga sur l’urgence d’une réflexion collective pour maîtriser les effets du modèle « Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence » dont les conséquences ne font que renforcer les inégalités socio-spatiales; analyses dont web86.info a pu se faire l’écho ici et là . Poitiers et la LGV : des bénéfices en demi-teinte ?
Bordeaux est effectivement à « une heure » de Poitiers, mais une seule fois par jour
La question des dessertes LGV occupe une place centrale dans ce travail de renforcement de la cohésion interne des territoires qui composent la nouvelle grande région. Poitiers ne doit pas être uniquement « sur » un axe stratégique. Il faut appeler à une pleine et entière répartition des bénéfices de la mise en place de la LGV et travailler à leur redistribution dans un souci d’équité territoriale. Comment interpréter l’annonce du non-arrêt à Poitiers des 10 Thalys programmés pour circuler entre Bordeaux et Bruxelles les samedis durant l’été 2019 ?
Il est certes possible d’affirmer que Poitiers est aujourd’hui à une heure de Bordeaux mais dans le même temps, il est nécessaire de s’assurer que les rotations Poitiers-Bordeaux permettent, par exemple, l’exercice d’une activité professionnelle au sein de la métropole bordelaise sans signifier obligatoirement un départ de Poitiers. Dans cette perspective, la lecture de l’offre de rotations soulève quelques questions.
Dans le sens Poitiers-Bordeaux, sur les 15-16 possibilités journalières offertes (ce qui est appréciable), un seul train (départ à 7h43) place Bordeaux à une heure de trajet (1h05 exactement), les suivants voient leur durée s’allonger : 1h17, 1h26, 1h50… Aucun créneau horaire n’est offert entre 17h00 et 18h30, ce qui peut pénaliser les personnes qui envisageraient une activité professionnelle sur Poitiers tout en résidant à au sein de la métropole bordelaise.
Les personnes qui opèrent une mobilité journalière dans le cadre de leur activité professionnelle sont confrontées à une grille horaire peu adaptée à une résidence sur Poitiers
Le constat est identique pour les trajets Bordeaux-Poitiers, les personnes qui opèrent une mobilité journalière dans le cadre de leur activité professionnelle sont confrontées à une grille horaire peu adaptée à une résidence sur Poitiers. Trois trains offrent un retour sur Poitiers après 17h :
• Le premier à 17h08 (arrivée 18 h25 à Poitiers soit 1h17 de trajet), un horaire peu adapté à une activité professionnelle, et il s’agit d’un train OUIGO dont la politique commerciale ne correspond pas à des navetteurs (accès au train 30 minutes à l’avance, pas de possibilité d’abonnement, pas d’échange de billets possible avec les autres TGV…) ;
• Le second à 18h23 (arrivée 20h09 à Poitiers soit 1h46 de trajet), un horaire qui peut répondre à l’attente d’actifs employés sur Bordeaux mais la durée du trajet s’avère toutefois bien plus longue ;
• Et le troisième et dernier train à 20h12 (arrivée 22h35 soit 2h23 de trajet), une offre pénalisée par le fait que ce trajet demande une correspondance à Saint-Pierre-des-Corps !
Bordeaux est effectivement à « une heure » de Poitiers, mais une seule fois par jour. Ces grilles horaires Poitiers-Bordeaux témoignent de la nécessité d’une concertation active avec l’ensemble des acteurs socio-économiques de la Région et au premier chef avec la SNCF. Il s’agirait de penser collectivement une politique de mobilité qui favoriserait une meilleure cohésion territoriale interne. La LGV doit pouvoir participer d’une politique d’équité territoriale propice au développement économique de tous les territoires de la grande région.
Châtellerault : un « Big bang ferroviaire » moins perceptible…
Se questionner sur ce sujet revêt une urgence encore plus grande quand on observe la situation depuis Châtellerault. Le 29 janvier dernier, la presse locale nous livrait la bonne nouvelle de l’ouverture d’un des trois nouveaux laboratoires d’innovation de Thales au sein de cette agglomération ; les deux autres étant situés à Toulouse et Bordeaux. Une telle information conduit à nous féliciter du renforcement d’une recherche de haut niveau dans la région et nous invite à défendre l’idée qu’il faut que ce type d’initiative puisse avoir un effet levier sur l’intégration régionale, sur la diffusion des bénéfices socio-économiques d’un tel développement. Ils s’annoncent déjà prometteurs avec la possible création d’un campus châtelleraudais de formation aux métiers de l’aéronautique, en complémentarité avec celui déjà existant à Bordeaux.
Dans le même temps, comment se féliciter pleinement de cette bonne nouvelle si on place en parallèle de cette information l’offre ferroviaire sur la liaison Châtellerault-Bordeaux. Sur la petite dizaine de départs journaliers à destination de la capitale régionale, seulement un train permet de rallier Bordeaux en 1h38 (départ 7h10). Sur les autres trajets possibles, la moitié dépasse les 2h15 de trajet, l’autre moitié, les 3h et certains comptent deux correspondances. Pour la rotation inverse (Bordeaux-Châtellerault), la situation est quasi identique en temps de trajet, et plus globalement au constat fait pour Poitiers. Une différence toutefois : le dernier train possible pour rejoindre Châtellerault sera le TGV de 18h23 avec une correspondance à Poitiers pour un départ en autocar vers Châtellerault, arrivée 21h39 après 3h16 de voyage.
Les bénéfices sont donc plus minces comme en atteste l’article sur le « Big bang ferroviaire » (cité précédemment) : « La hausse profite surtout à Bordeaux mais aussi à La Rochelle (+6%), Poitiers (+5%) et Niort (+3%). La fréquentation est stable à Châtellerault dont la desserte est moins bonne qu’auparavant ». Pour Châtellerault, la chaîne de conséquences est connue : report vers l’automobile des déplacements vers Bordeaux, perte d’attractivité d’un choix de résidence à distance des communes centrales…
Ces éléments méritent donc une attention particulière. Il serait également intéressant d’évaluer la part de la mobilité des personnels des différentes structures régionales, aujourd’hui mutualisées et pilotées à Bordeaux, dans la hausse de 10% de la fréquentation sur la liaison Poitiers-Bordeaux mesurée en 2018 ; et plus globalement, de l’ensemble des actifs.
Quelles conclusions ?
En conclusion, la lecture de ces éléments doit finir de nous convaincre qu’il faut repousser le mythe des effets structurants des transports sur les territoires comme il faut se persuader qu’il n’y a aucune place pour la fatalité. Ces éléments plaident simplement pour une réflexion approfondie et collective sur le lien qu’il convient de tisser aujourd’hui entre transports, mobilité et aménagement du territoire. Citoyens, élus, et acteurs économiques publics et privés doivent se donner comme priorité le développement d’une politique régionale de transports pleinement tournée vers plus de solidarité et d’équité territoriale.
W. Berthomière