Ne jamais sous-estimer les terribles ravages des agendas. De tous les auteurs invités au festival Bruits de langue qui a lieu tous les ans à la fac de Lettres, il a fallu que l’auteur le plus sensible au social tombe en pleine manifestation, et pas n’importe laquelle. Il était donc physiquement impossible, même en jonglant habilement, d’être à la fois à la manif et d’écouter Arno Bertina. « Et alors ? », me direz-vous. Mais si, c’est un problème, lorsque deux événements qui devraient être complémentaires se retrouvent incompatibles par la force des agendas. 

Le scénario idéal évident, ça aurait dû être de pousser jusqu’au bout la coïncidence, et amener Arno Bertina place d’armes, ou au salon de Blossac. Rencontre improvisée au milieu des  précaires, des gilets jaunes, des syndicats. Il aurait été complètement dans son environnement. Peut-être pas l’équivalent de son bureau d’écriture, mais en tout cas ce qui constitue l’arrière-plan de son travail : car Arno Bertina ne fait que ça, leur donner la parole. Il est le premier de la journée à spontanément mentionner les gilets jaunes, son attention sur les graffitis et leurs slogans. C’est que, explique-t-il, toute révolte implique une dimension de fête, ce que n’importe quel gilet jaune familier de la communauté des ronds-points pourra lire et s’y reconnaître comme à travers un miroir : 

« Le mot “fête” comme une chose luxueuse du coup, mais nécessaire à cette occupation, à cette grève, à cette séquestration…Nan peu importe, t’appelles ça comme tu veux, tiens, et d’ailleurs pourquoi pas “fête” ?  Au lieu d’occupation dire“fête”. » (Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017)

Ce qui se retrouve, explique-t-il, à première vue dans la tonalité largement humoristique des slogans. Mais pas que. Arno Bertina en cite un autre, simple et terrible : « J’avais d’beaux yeux, tu sais ». Au premier abord, ça prête à sourire, « parce qu’on reconnaît la référence », mais en fait, quand on comprend de quoi il est question, « ça fait plus sourire du tout ». 

Non seulement Arno Bertina est un habitué des manifs, y compris celles des gilets jaunes (et qu’aurait-il pu trouver comme perles de slogans parmi les manifestants poitevins ? ), mais il travaille directement avec les précaires. L’auteur évoque ses entretiens avec les ouvriers révoltés de la  GM&S à la Souterraine. Victimes aux-aussi de quelques « petites phrases » comme notre président de la République en a le secret. L’auteur insiste au contraire sur leur « immense intelligence », celle qui n’est pas visible dans les quelques secondes où un micro de BFM ou autre leur aurait donné la parole. Sensible à la critique des médias, au dépouillement de ce qu’il nomme « langue morte » du milieu médiatique, Arno Bertina précise : « ni vous ni moi ne pourra sortir un truc intelligent en 30 secondes ».

Il faut dire que toute l’obsession d’Arno Bertina dé-fixe constamment le sujet. Ne pas résumer un individu à un trait de caractère, qui rendrait une personnalité dite « paranoïaque » incapable de fait d’être « sympa », pour reprendre son exemple. « Toujours montrer qu’on est fait d’humeurs complexes ».  La question est vieille, mais les réponses d’Arno Bertina puisent elles directement dans les mouvements sociaux, agitation des identités par excellence, même mêlées. Les actions du gilets jaunes amorcent son écriture, comme les GM&S en  2017, comme ce roman de 2017 aussi, Des châteaux qui brûlent, l’histoire d’un abattoir en Bretagne en liquidation judiciaire, occupé par ses salariés : 

« Vous m’avez demandé c’que je fous ici : j’occupe l’abattoir avec les autres parce que j’veux pas mourir avant ma propre mort. » 

Comment cette histoire ne pourrait-elle pas se superposer à l’expérience des occupants aux Fonderies du Poitou

Nous n’aurions pas dû avoir à choisir entre rejoindre la manifestation et écouter un auteur qui vit son rapport à l’écriture à travers les mouvements sociaux, les révoltes ouvrières. Comme s’il fallait choisir entre la guerre des idées et l’action sociale, quand le travail d’Arno Bertina et tant d’autres ne fait que révéler combien l’un et l’autre se répondent. Que se serait-il passé si les précaires et les gilets jaunes avaient échangé, au salon de Blossac ou ailleurs, avec Arno Bertina ? 

Une rencontre. 

« On est la misère dont ils se sont moqués. Le mot “misère” il mord. C’est un mot domestique alors on oublie qu’il peut mordre et qu’au fond il est sauvage » 

Alice Lebreton 

Rédaction

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