Parce que le social, c’est ça aussi. Un coup de poing en plein dans l’estomac devant quelques mots d’un bouquin, en écoutant un auteur parler de ce qu’est la littérature. Un « chaos total », nous dit André Markowicz. Deux secondes, et la vision sur le monde est renversée, et on n’est plus tout à fait le même individu avant et après avoir reçu les mots. Ça s’appelle la guerre des idées, ce qui est affaire autant de littérature que de politique. Ce coup au ventre, c’est ce qu’a produit André Markowicz à toute la salle confinée de la librairie indépendante La Belle Aventure, à Poitiers.. De 18h30 à 20h, une gifle. Même la lecture, c’est déjà un peu le contact, si on écoute sa définition : « Tu lis avec les doigts, tu lis pas avec les yeux ».
André Markowicz, c’est le type qui traduit magnifiquement du Tchekhov, Pouchkine, Shakespeare, Dostoïevski…tout simplement parce que ses interprétations des œuvres sont à couper le souffle. Il est celui qui traduit aussi du chinois « sans connaître un mot de chinois, c’est justement pour ça », précise-t-il non sans malice. Un homme humble, au passage, le genre à exprimer en trois mots des idées d’une intelligence fine, mais comprise immédiatement de tous, sans pédanterie : « J’ai toujours été un garçon brillant, un bon singe ».
Quel rapport entre les mots d’André Markowicz et les luttes sociales ? Parce que le social est le nerf de sa traduction, ce qui fait d’elle poésie. Un exemple très simple, à partir de cette phrase d’une traduction de Tchekhov qu’il se rend compte avoir mal traduite, du Malheur des autres : « C’est quoi l’odeur du foin sous la pluie ? », qu’il nous demande trois fois, parce que nous, assemblée captivée, mais timide, nous n’osons pas tenter une réponse. Lui-même n’avait pas eu la réponse immédiatement, quand sa collaboratrice, Françoise Morvan, lui posait la question. Alors ? Et puis, lui, « gars de la ville », « le foin sous la pluie », ou même le foin tout court, ça lui parle pas des masses. Soudain, il comprend. Il comprend que ces quelques mots induisent que les bêtes ne pourraient plus manger, impact funeste dans le quotidien des gens : « C’est quoi l’odeur du foin sous la pluie ? » signifie « famine ». L’image de la pauvreté des gens, qui n’a pas besoin d’explication, l’image renvoie à la réalité brutale, mais juste : « c’est un état », y compris « physique », « qui n’a pas besoin d’être commenté ». Le voilà, le social.
Comme les yeux de la Joconde, quand on la voit, on ne voit plus que ça : « si tu vois pas la profondeur tragique de ça, tu n’as pas le droit de travailler », tranche-t-il à propos de son métier. Et puis le mot sort : « On traduit la vie des gens ». Peut-être que les gilets jaunes se verraient en miroir en ouvrant une traduction d’André Markowicz, c’est un tout cas le ciment de son interprétation :
« notre vie se construit en effaçant le malheur de ceux qu’on ne regarde même pas ».
Mais cette « vie des gens » traduite dans tous les sens du terme, c’est aussi leur langue. André Markowicz part à la quête de cette langue du peuple, qui n’a d’ailleurs pas la même source d’un pays à l’autre. Chez Dostoïevski, dans Crime et Châtiment : un personnage qui n’a pas de nom généralement traduit comme un « assassin », renvoie en réalité plus précisément au genre des légendes bibliques populaires en Russie, « la langue du peuple ». En comparaison, Markowicz cite Dom Juan de Molière :
« tous les fondements sont remis en cause, sauf un, celui de la langue ».
Or, « en France la langue du peuple, ce n’est pas du tout la langue de la Bible ».
Une telle interprétation de la part d’André Markowicz repose sur une dimension révolutionnaire propre à la littérature, insurrectionnelle par nature, ce qu’il exprime à propos des Démons de Dostoïevski, histoire d’un « coup d’État en 3 parties dans une ville de Province qui n’a aucun sens ». Pourquoi ?
« Il l’a fait pour montrer qu’au milieu du roman, y avait un truc en dehors de toute littérature : le chaos total. La littérature ne doit pas mettre en ordre le chaos, mais désigner le chaos. La littérature, c’est l’indicible, l’impardonnable, c’est le chaos total. »
Ce mardi soir de tempête, à la Belle Aventure, André Marckowicz nous a montré combien le social régnait en maître sur son « chaos total », mais aussi réciproquement à quel point la gauche a besoin de se nourrir de la littérature. Une telle signification de la littérature est bien plus proche du regard des gilets jaunes au quotidien que de ceux qui les méprise du haut de leur tour d’ivoire.
Alice Lebreton
Bonsoir,
Bravo pour cette initiative.
La belle aventure est un chouette endroit et un endroit calme et bravo à Alice Lebreton pour ses texte qui est toujours agréable à lire.
JC