« C’est douloureux pour moi qui ne veut exhumer que des bribes d’une enfance en entier rejetée. Mais je sais bien aussi qu’accepter d’être là, maintenant, c’est laisser parfois un regard se glisser, entrebâiller ici ou là un souvenir qui n’a pas su mourir.

Celui-ci, je l’ai sans doute gardé au chaud dans cette part de mes peurs cultivée dans l’enfance et jamais arrachée des arènes d’aujourd’hui. Et il aura fallu une gifle avouée sur le flux des réseaux pour qu’il n’accepte pas que je ne le voie plus.

Des gifles, j’en ai vues bien souvent, petit garçon des années 60, entre la maison et l’école. Comme beaucoup d’entre nous, spectateurs ou victimes, de ce que peu osaient nommer violence familiale. De celles que j’ai reçues, je ne parlerais pas ; elles ne m’auront, je le crois, coûté que plus d’efforts à construire ma confiance, qu’une conscience plus aiguë qu’on ne doit reculer devant rien quand le combat est juste.

Quant à celle qui me hante, elle n’a pas existé. Juste un geste esquissé mais trop bien reconnu de l’élan qui précède, en menace de revers, souligné d’un grognement de rage. C’est ainsi que mon père distribuait ses points finals à nos audaces, petits chahuts ou manquements bénins à tous nos règlements. Qu’il s’achevât ou non, le geste, en cimentant mes craintes, peu à peu me poussait au dehors de l’enfance et, déjà je l’espérais, à l’orée des révoltes.

Mais celle qui me hante, cette gifle esquissée, ne m’était pas promise. C’est sidéré que je vis le bras se lever au dessus de ma mère. C’est paralysé que je reconnus le geste de défense d’un coude qui entoure la tête qui se baisse. Ce n’était pas moi qui faisais allégeance, marquais ma soumission, manifestais ma peur et m’effaçais soudain devant la colère brandie, assumée, triomphante. Ce n’était pas l’enfant dont on disait qu’il fallait le dresser si on voulait son bien, qu’il fallait bien lui enseigner où se situait l’autorité et qu’on pouvait en forcer le respect.

C’était une femme, une adulte, ma mère que je voyais se tasser sur son siège. C’était un homme, mon père, qui emplissait l’espace, qui prononçait les mots, criait sa volonté et figeait cette scène au fond de ma mémoire.

La gifle ne sera pas donnée. Ce jour-là, la voiture familiale où avait lieu la scène, ne quitta pas le garage. Chacun se glissa dehors et rejoignit sa zone de silence. Je ne me souviens pas de ce qui avait causé la colère.

Mais j’ai vu bien des fois, examinant l’enfance qui fut la mienne, comme extraites du temps, cette main pour frapper, cette main pour parer. Et c’est sans doute la seconde qui me troublait le plus : ce geste de défense qui affirmait tant de soumission, tant d’acceptation sinon, je l’espérais, d’habitude. Je n’ai jamais su s’il y eut d’autres moments comme celui-ci, si la gifle a fini par exister jusqu’au bout. Comme je n’ai jamais vu mes parents s’embrasser. Mais ce que ces deux mains face à face me disaient, c’est que le père était le maître et que la société où nous vivions savait construire la cadre de notre relation.
Je crois que je ne leur ai jamais pardonné cette intimité qui s’était, ce jour-là, dévoilée dans la vieille R8. La domination arbitraire et violente de l’un, la soumission que je jugeais complice de l’autre. Ce qu’elles révélaient du monde à venir. Il y avait bien sûr tout le reste (les lâchetés, les renoncements, les regards détournés, les mensonges…) Et il y avait ce point de gravité dont je ne voulais pas qu’il fonde mes équilibres.

J’ai mis des années, bien que m’étant coupé de toutes mes racines, à m’éloigner de tout ce qu’il signifiait. J’ai cherché mes combats, j’ai bricolé ma vie et je l’espère ailleurs. Ce que je sais, c’est que je ne veux plus cette sidération qu’un simple geste peut encore me rappeler. »

Jacques Arfeuillère

Rédaction

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